L’Infidèle (Georges de PORTO-RICHE)

Comédie en un acte et en vers.

Musique de Francis Thomé.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre d’Application, le 19 avril 1890.

 

Personnages

 

LAZZARO

RENATO

VANINA

 

La scène se passe à Venise vers 1569 sous le dogat de Pierre Lorédan.

 

Une terrasse attenant d’un côté à un palais et de l’autre à la lagune. À droite, un banc de pierre ; à gauche une madone contre un pilier. Au fond, au delà d’une petite place, la silhouette de Venise. Vanina est assise et lit ; le jour baisse.

 

 

Scène première

 

VANINA, puis RENATO

 

VANINA, cessant de lire.

J’y pense malgré moi.

Se tournant vers la madone.

Permettrez-vous, madone,

Que Renato Ziani s’en aille et m’abandonne ?

Peut-être.

Renato... J’aime à dire son nom.

Regardant la ville.

Du beffroi de Saint-Marc flotte le gonfanon,

Le jour meurt, Vénus monte à côté de Cynthie.

Lisant.

Voici la nuit qui vient ; va mûrir, ô soleil !
Le froment inconnu des étoiles lointaines ;
Des hommes différents, aux formes incertaines,
Sur un autre univers attendent ton réveil.

Cessant de lire.

Sous l’arche du vieux pont sa gondole est blottie ;

Quel bonheur !...

Apercevant Renato.

Ah !

RENATO.

Bonjour.

VANINA.

Enfin.

RENATO.

Suis-je indiscret ?

VANINA.

Moqueur.

RENATO, désignant son livre.

Tiens, de mes vers.

VANINA.

Oui, ce petit livre est

De Renato Ziani, poète et secrétaire

Du doge Lorédan et, chose qu’il faut taire,

Mon amant.

RENATO, lui tendant une lettre.

Lis ceci.

VANINA, lisant.

Tu pars ?

RENATO.

Oui.

VANINA.

J’ai bien lu,

Tu pars.

RENATO.

C’est décidé ; le doge a résolu

Que ma maîtresse aurait quelques mois de veuvage.

Un silence.

J’ai vu le galion ancré près du rivage ;

Vers minuit, tout à l’heure, il appareillera.

VANINA.

Hélas !

RENATO.

Et puis j’ai vu...

VANINA, avec jalousie.

Thérèse d’Almeira.

RENATO.

Je la suis en Espagne, avec le duc Rodolfe

De Vicence et Roger, capitaine du golfe.

VANINA.

La molle Adriatique est calme comme un lac ;

L’équipage pourra dormir sur le tillac,

Et les oiseaux voiliers viendront par ribambelle

Tourner autour des mâts.

RENATO.

Oui, la nuit sera belle.

VANINA, avec amour.

Moins belle, ô Renato, que celle où Vanina,

En fuyant de Trieste, à vous s’abandonna !

Ce soir-là, notre barque errait tout argentée,

La lagune berçait Venise reflétée,

Et pour toi j’oubliai, Ziani, t’en souviens-tu ?

L’honneur des vieux parents qui parlent de vertu.

Un silence.

Ils pleurent à présent dans leur château de guerre.

RENATO.

Pourquoi t’es-tu donnée à quelqu’un de vulgaire ?

VANINA.

Oh ! ne dis pas cela, je ne regrette rien.

Écoute un peu ce cœur qui tremble sur le tien ;

Crois-moi, quand tu t’en vas, il tremble plus encore.

RENATO.

Ta vie est dans mes mains.

VANINA.

Comme un dieu que j’adore,

Tu peux la faire longue et tu peux la briser ;

Je vis de ton premier à ton dernier baiser.

RENATO.

Est-ce un ange des cieux qui parle, ou ma maîtresse ?

Il l’embrasse.

Je t’aime.

VANINA.

Oh ! tu n’es pas bien sûr de ta tendresse.

RENATO.

Si fait.

VANINA.

L’infante est belle, et tu me trahiras.

RENATO.

Ô petite Nina, si petite en mes bras !

Vas-tu douter de moi, parce que j’accompagne

La filleule du doge à Santiago d’Espagne ?

VANINA.

Vous serez l’un et l’autre à bord d’un brigantin,

Et le cœur d’un poète est un ciel incertain.

RENATO.

L’art seul m’occupe, enfant.

VANINA.

Je crains la traversée.

RENATO.

Les femmes n’ont jamais embrasé ma pensée ;

Et près d’elles souvent, maître de mon cerveau,

En devisant d’amour, je cherche un vers nouveau.

VANINA, raillant.

Tu ne me trahis pas, je comprends : tu travailles.

RENATO, prêt à sortir.

Tu l’as dit.

VANINA.

Tu t’en vas ?

RENATO.

Adieu, puisque tu railles.

VANINA.

Reste.

RENATO.

Il faut...

VANINA.

Ton bagage est prêt...

RENATO.

À mes effets

Je voudrais joindre...

VANINA.

Quoi ?

RENATO, souriant.

Les livres que j’ai faits.

VANINA.

Tu les emportes ?

RENATO.

Certes ; il est bon qu’on me lise

Là-bas.

VANINA, raillant.

Partout.

RENATO.

Partout. J’ai mis dans ma valise

Le Tasse...

VANINA.

Et Camoëns...

RENATO.

Et des médicaments :

Pensons à la santé.

VANINA.

Rêveur. – Sans compliments,

Ton pourpoint est celui d’un poète à son aise.

RENATO.

C’est souple, chaud, léger ; car la rime est mauvaise,

Lorsque le corps pâtit.

VANINA.

Nous devenons prudent.

RENATO.

Il faut l’être.

VANINA.

Pas trop. Reviens.

RENATO.

En attendant,

Pour votre amant qui part allez brûler un cierge.

VANINA.

Aux Frari ?

RENATO.

Dis bonjour de ma part à la vierge

De Bellini...

VANINA.

Reviens.

RENATO.

Je te retrouve ici.

Il sort.

 

 

Scène II

 

VANINA, LAZZARO

 

VANINA, seule, prête à sortir, un chapelet dans les mains.

Allons.

Apercevant Lazzaro.

Tiens, Lazzaro.

LAZZARO, ivre, tenue débraillée ; désignant le chapelet da Vanina.

Je n’aime pas ceci ;

Non.

VANINA.

Tu n’es qu’un païen...

LAZZARO.

De la Grèce immortelle.

Ma mère était Phryné, mon père Praxitèle.

VANINA.

Devant l’Assomption d’un grand vénitien.

Hier je t’ai vu prier.

LAZZARO.

Non pas Dieu, Titien.

VANINA.

Ainsi tu ne crois pas ?

LAZZARO.

Non.

VANINA.

Le hasard te mène ?

LAZZARO.

Et je jouis souvent de la bassesse humaine. –

Je ris, mais j’ai pleuré quand j’étais jeune et beau :

Ma femme était légère.

VANINA.

Elle est dans le tombeau.

LAZZARO, se découvrant.

Je l’adore toujours.

VANINA.

Ta blessure se rouvre ?

LAZZARO.

Ma foi, l’enterrement est passé, qu’on se couvre.

Il remet son chapeau.

Je venais embrasser ton petit écrivain.

VANINA.

Qui te rend si gentil, Lazzare ? Est-ce le vin ?

LAZZARO.

Qui sait ?

VANINA.

Recule un peu.

LAZZARO.

Que celle qui t’accuse

Fasse amende en chemise, ô divin Syracuse !

VANINA.

Recule un peu, mon cher, ton souffle est parfumé.

LAZZARO.

Ton odeur de goudron, ô Syracuse aimé !

Évoque la senteur du bateau qui voyage.

Loin des hommes méchants et loin du mariage,

Je fuis en galion, lorsque tu me remplis.

Je crois qu’une galère avec un doux roulis.

Par un vent frais, la nuit, m’entraîne à toutes voiles

Vers l’île des heureux qu’on distingue aux étoiles.

VANINA.

Mon rêve est plus amer.

LAZZARO.

Ton rêve ?

VANINA.

En ce moment.

Là-bas une felouque emporte mon amant.

À bord, tout près de lui, se tient dona Thérèse ;

Sa tête mince et brune émerge de sa fraise ;

Ils lisent Camoëns, accoudés sur le pont.

Parfois un brick salue et le bateau répond.

C’est le soir, les rameurs sifflent des airs mauresques.

On a passé devant les côtes barbaresques.

Tout à coup les gabiers grimpent dans les chouquets,

L’éclair jaillit, l’infante a les yeux moins coquets.

Et Renate effaré, car voici la tourmente.

En disant un Pater, la couvre de sa mante...

Mais tu n’écoutes pas.

LAZZARO.

J’écoutais votre voix ;

Le rossignol chantait et j’étais dans les bois.

VANINA.

Hélas ! je ne suis pas le rossignol fantasque,

Mais le noir cormoran qu’a surpris la bourrasque.

Et qui fuit éperdu, prisonnier gémissant

De l’Océan qui monte et du ciel qui descend.

LAZZARO.

Vous avez, mon bichon, trop de mélancolie.

VANINA.

Il part.

LAZZARO.

Il reviendra.

VANINA.

Quand on part, on oublie.

LAZZARO.

Quand la femme est ardente, on lui dit au revoir.

VANINA.

Je ne suis pas...

LAZZARO.

Mensonge ! au fond de ton œil noir

Passent les voluptés qui consolent des peines.

VANINA.

Lazzaro...

LAZZARO.

Les couvents des Espagnes lointaines

N’ont pas sous leurs barreaux, pour tenter les galants.

De petits corps mieux faits et plus ensorcelants

Que ce corps qui s’incline aux caresses lunaires

Et rendrait leurs vingt ans à tous les centenaires.

VANINA.

Tu crois ?

LAZZARO.

Je me connais en objets de valeur.

VANINA.

Je ne dois pas le voir avant la Chandeleur.

LAZZARO.

Des présents dans les mains, pris d’une folle idée,

Il reviendra pareil aux mages de Chaldée ;

Une étoile d’argent marchera devant lui ;

Et tu seras moins froide après six mois d’ennui.

VANINA.

Il m’écrira souvent ?

LAZZARO.

Souvent ; les caravelles

Qui sortent du Ferrol apportent des nouvelles.

Ton amant resterait, s’il avait quelque bien ;

Mais le pauvre est le chien du riche, un maigre chien ;

Et c’est pour obéir à son doge en soutane,

Qu’il suit dona Thérèse à bord d’une tartane.

VANINA.

Alors, il m’est fidèle ?

LAZZARO.

Épouvantablement.

Hier, l’esprit brumeux, comme un reître allemand.

Accoudé sur la croix de fer de sa flamberge,

Il déclamait des vers, assis dans une auberge.

VANINA.

Des vers ?...

LAZZARO.

Qu’il te rima jadis.

VANINA.

Vrai ?

LAZZARO.

Te voilà

Joyeuse.

VANINA.

Redis-les.

LAZZARO.

Un baiser pour cela.

VANINA.

Parle, mon cœur est plein d’angoisse inexpliquée.

LAZZARO.

C’était près de Saint-Marc, catholique mosquée.

VANINA.

Parle donc.

LAZZARO, déclamant.

C’est assez d’amitié.
Je ne peux plus attendre,
Et tu dois par pitié
Te soumettre et t’étendre.
Quand ma main veut monter
Plus haut que ta pantoufle.
Pourquoi te révolter ?
Ma chère, je m’essouffle.

S’interrompant.

Tu pâlis.

VANINA.

J’écoute sans émoi.

LAZZARO.

Au moment de faillir.
Ferme les yeux, petite ;
Et je vais te cueillir
Comme une clématite.

Dis oui, méchante enfant ;
Je souffre, quand tu railles...
Le médecin défend
Les longues fiançailles.

VANINA, avec douleur.

Ce sont des vers nouveaux qui ne sont pas pour moi !

LAZZARO, dégrisé.

Sacrebleu !...

VANINA...

Continue.

LAZZARO.

Inutile, je glisse

Sur le reste.

VANINA.

Merci.

Elle pleure.

LAZZARO.

Je ne suis pas complice

Du sacripant. – Hélas ! ta peine et ta beauté

Ont fait d’un puits de vin sortir la Vérité.

Un silence.

Il n’est pas très coupable : allons, une risette.

Un cœur trop innocent bat sous ta chemisette.

VANINA.

Laisse-moi.

LAZZARO.

Vois, ces pleurs qui rougissent ton nez

Ont mouillé sur ton sein ces œillets étonnés.

VANINA.

L’infidèle !

LAZZARO.

Mais non.

VANINA, avec colère.

Qu’il parte avec une autre.

Soit ; je le tromperai.

LAZZARO, tenté.

Le tromper ?

VANINA.

Bon apôtre.

LAZZARO.

Dans ce cas, avec moi ? Je ne suis, je le sais,

Qu’un peintre sans talent, un bourgeois déclassé.

VANINA.

Un ivrogne.

LAZZARO.

Un athée, enfin un saltimbanque,

Mais tu me fais songer à tout ce qui me manque.

VANINA.

D’un mot désespéré tu t’empares, brigand.

LAZZARO.

On peut te désirer sans être extravagant.

VANINA.

Assez ; respecte-moi...

LAZZARO.

Comme une sainte image !

Tu ne sors pas beaucoup, ma chère, et c’est dommage ;

En voyant les mortels commettre leurs péchés.

Tu serais moins rétive aux hommes débauchés.

Les femmes ont parfois besoin de bigamie.

VANINA.

Ziani ne sera pas...

LAZZARO.

Il le sera, ma mie.

Le pape l’est à Rome et le vieux doge, ici.

Si Dieu se mariait. Dieu le serait aussi.

Drapons-nous dans le crime avec désinvolture :

Comme on porte sa cape, on porte l’imposture.

VANINA.

Les vins siciliens ont troublé ton cerveau.

Renate est ton ami...

LAZZARO.

Mon ami ! mais bravo,

Mais le bonheur qu’on vole est un divin breuvage.

VANINA.

C’est un breuvage amer.

LAZZARO.

Bast ! avant mon veuvage, –

Je me souviens encor de ce temps désastreux, –

Les amants de ma femme avaient l’air très heureux.

Venge-toi.

VANINA.

Non.

LAZZARO.

Je t’aime.

VANINA.

Aime le Syracuse.

LAZZARO, s’animant peu à peu.

Tu me feras souffrir, j’accepte.

VANINA.

Je refuse.

LAZZARO.

Je vais me noyer là, si je te parle en vain.

VANINA.

Pour la première fois, mets de l’eau dans ton vin.

LAZZARO.

Faire souffrir un homme, ah ! c’est si bon, ma caille,

C’est si bon d’avilir un cerveau qui travaille,

De changer en ivrogne, en brute, en assassin

L’artiste qui viendra dormir sur votre sein ! –

Nous vous chérissons tous, mais vous êtes des gueuses.

VANINA.

À d’autres va porter tes tristesses fougueuses.

Je hais la trahison et j’aime la pitié.

LAZZARO, tombant à genoux.

Lève encor le menton avec inimitié !

Ton corps a les contours des Minerves d’Athènes,

Et ta bouche promet des ivresses certaines.

VANINA.

Effronté !

LAZZARO.

Quelle taille ! un pape débaucheur

Voudrait l’emprisonner dans l’Anneau du Pêcheur.

VANINA.

Vas-tu continuer longtemps ?

LAZZARO.

Le grand eunuque

Mourrait de convoitise en voyant cette nuque.

Oh ! qui me donnera des mots pour t’adorer ?

VANINA.

Bavard !

Elle se détourne.

LAZZARO.

Retourne-toi ; pas mal. Sans murmurer,

Je contemple ébloui, du fond de mon désastre,

Ton admirable dos qui se termine en astre.

VANINA.

Je ne t’écoute plus.

LAZZARO.

Encore un tantinet !

Sous les balcons, le soir, lorsque minuit sonnait,

J’ai chanté bien souvent, mais les patriciennes

N’ont jamais pour me voir entr’ouvert leurs persiennes,

Sois meilleure.

VANINA.

Insensé !

LAZZARO.

Fais-moi la charité

Pendant le temps amer de ta viduité.

Oh ! laisse-moi, Nina, dépraver ton cœur probe.

Et porter comme un nain la traîne de ta robe.

Les baisers seulement devraient mouiller tes yeux.

Je réclame une place en ton lit spacieux

Dont le dais supporté par quatre colonnettes

Regarde en s’indignant tes amours trop honnêtes.

VANINA.

Es-tu fou !

LAZZARO, se relevant.

Je le suis.

VANINA.

Ivre encor !

LAZZARO.

Toujours gris.

Tu m’aimeras bientôt, puisque déjà tu ris.

VANINA.

J’en doute.

LAZZARO.

Cette nuit.

VANINA.

La semaine prochaine.

Pour ce soir, je dors seule en mon grand lit de chêne.

LAZZARO.

Ô la funèbre chose ! ô l’affreux monument !

Qu’un grand lit qui ne sert qu’à dormir seulement.

VANINA.

Hélas !

LAZZARO.

Veux-tu ?

VANINA.

Non. Quel toupet !

LAZZARO.

Mais...

VANINA.

Pouah !

LAZZARO.

Peureuse !

VANINA.

Le vin ne t’a pas fait une bouche amoureuse.

Renate est plus tentant.

LAZZARO.

Femme au rire moqueur.

Je n’ai pas son talent, mais il n’a pas mon cœur.

Même au lit, ce n’est pas à la maîtresse aimée

Que pensent nos rimeurs, c’est à la renommée.

Vous n’êtes, ô beautés ! sous leurs embrassements.

Que matière à sonnets et que chair à romans.

Vos paroles d’amour sont vite ramassées.

Ce sont les chiffonniers de toutes vos pensées.

Vous ôtez votre robe, ils ôtent leur pourpoint,

Mais quand vous soupirez, ils ne soupirent point.

Conviens-en, toi qui sais comme le tien manœuvre,

Il faut toute la nuit parler de leurs chefs-d’œuvre ;

Et le plus amoureux de ces faiseurs de vers,

Pour mendier deux mots d’un Arétin pervers,

À l’heure du berger vous fausse compagnie.

Prenez-moi des gaillards qui n’ont pas de génie,

Mais une âme brûlante et des jarrets d’acier.

Les gringalets pareils à ton écrivassier,

Quand vous voulez marcher, se plaignent d’une entorse ;

Tous ceux que j’ai connus étaient des gens sans force.

VANINA.

Qu’importe ! ils sont charmants...

LAZZARO.

Le jour !...

VANINA.

Spirituels.

Leurs mots sont différents des mots habituels.

Lorsqu’ils viennent à nous, en flattant nos chimères,

Nous cédons, et pourtant nous savons par nos mères

Qu’ils apportent la honte et qu’ils nous quitteront.

Nos douleurs valent moins que les vers qu’ils feront.

LAZZARO.

Eh bien ! verse pour lui des larmes angéliques.

Cela fera plus tard des vers mélancoliques.

VANINA.

Je ne trahirai pas, je préfère souffrir.

LAZZARO, violemment.

Non, ta gorge est trop blanche et tu dois nous l’offrir.

VANINA.

L’offrir ?

LAZZARO.

À moi d’abord. Je me suis mis en tête

D’y frotter mon museau, comme un enfant qui tète.

Le bonheur, je le vois, ne t’a pas réussi ;

Mais le plaisir, Ninon, guérira ton souci.

VANINA.

Tu recommences, Dieu !

LAZZARO.

Je reprends l’offensive.

VANINA.

Va-t’en.

LAZZARO.

Tu subiras mon étreinte lascive.

VANINA.

Ton appétit de faune est outrageant, mon cher.

LAZZARO.

Ça, ne méprisons pas les œuvres de la chair.

C’est aux heures du rut que l’âme s’apitoie,

Et nous fûmes conçus dans un moment de joie...

VANINA.

Dans un moment d’oubli.

LAZZARO.

Je suis un perverti ;

Mais quand nous vous tenons, mesdames, sapristi !

Vous n’avez pas toujours ces façons dégoûtées ;

Et vous aimez, je crois, les choses répétées.

VANINA.

Va-t’en, paillard, fripon.

LAZZARO.

Merci du madrigal.

VANINA.

Je ne veux pas de toi.

LAZZARO.

Voilà qui m’est égal.

VANINA.

Trousse bagage, allons.

LAZZARO, emphatique.

Surveille ta demeure.

Masqué, rapière au flanc, je serai tout l’heure

Au pied de ce balcon.

VANINA.

Ta belle dormira.

LAZZARO.

Derrière son volet, Vanine écoutera

Miauler ma guitare en quête d’aventure

Comme une chatte aimante au bord de la toiture ;

Je pince volontiers un doux andantino.

J’appris avec Henri de Valderrabano.

VANINA.

Tu trouveras, coquin, la porte verrouillée.

LAZZARO.

J’enfoncerai la porte, ô femme embastillée !

Tu connaîtras le goût des baisers criminels.

Nous ne parlerons pas de serments éternels,

Mais nous mettrons ensemble, enfant qui me repousses,

Des désirs violents et des paroles douces.

VANINA.

Tu ne m’auras jamais.

LAZZARO.

Sans prendre mon stylet.

Je saurai, s’il le faut, briser ton corselet ;

Et d’une main savante, ôter ta ferronnière

Pour jeter sur tes reins tout l’or de ta crinière.

VANINA.

Jamais.

LAZZARO.

Si.

VANINA.

Non.

LAZZARO.

Si.

VANINA.

Non.

LAZZARO.

Moi, je veux.

VANINA.

C’est trop fort.

LAZZARO.

Va, va, je ne suis pas un ivrogne qui dort.

Nargue des longs aveux et des préliminaires !

Mes baisers de minuit sont extraordinaires.

Je passe par pudeur mes talents scélérats :

En t’éveillant demain tu me remercieras.

VANINA.

J’ai honte, sors d’ici.

LAZZARO.

Ta chère impatience

Déjà voudrait tâter de mon expérience ;

Mais je vais de ce pas, fidèle aux us anciens,

Commander un souper et des musiciens.

Il sort.

 

 

Scène III

 

VANINA, RENATO

 

VANINA, seule.

Enfin ! Dieu ! quel assaut ! Ce fou d’humeur scabreuse

Me ferait oublier que je suis malheureuse.

RENATO.

Tu reviens des Frari ?

VANINA.

J’en sors.

RENATO.

Et mon cierge ?

VANINA.

Il

Brûle.

RENATO.

Bien. Un bon cierge écarte le péril.

VANINA.

Es-tu prêt ?

RENATO.

Je n’ai plus qu’à voir la dogaresse.

Je quitte mes amis, Venise et ma maîtresse,

Mais je rapporterai peut-être de là-bas

Quelque livre nouveau...

VANINA.

Qui ne te nuira pas.

Ah ! tu soignes ta gloire autant que tes amantes.

RENATO.

Davantage.

VANINA.

Tu dis ?

RENATO.

Rien.

VANINA.

Malgré les tourmentes,

Tu conduis bien ta barque.

RENATO.

Oui, je sais la mener.

VANINA.

En faisant tout le mal qui ne peut pas gêner.

RENATO.

Tu vas trop loin.

VANINA.

Il faut réussir.

RENATO.

Dame !

VANINA.

Arrière

Le sentiment !

RENATO, avec humeur.

Mon Dieu, l’amour est ta carrière,

Mais ce n’est pas la mienne.

VANINA.

Oh ! les mots révoltants.

RENATO.

Lazzare était sensible, il a perdu son temps.

VANINA.

Mais du Tasse amoureux l’œuvre est déjà bénie.

RENATO.

Je n’ai que du talent, le Tasse a du génie.

VANINA.

Et tu veux t’endurcir ? L’art l’exige...

RENATO.

Parbleu !

VANINA.

Ah ! le vilain métier que le tien, quitte-le...

RENATO.

Et sois un homme obscur ?

VANINA.

Un homme fier, utile.

RENATO.

Et gauche. Que diraient les amateurs de style ?

Je frappe, sais-tu bien, des vers de bon aloi.

VANINA.

Si tu manques de cœur, je mets plus haut que toi

L’humble marchand du coin qui m’a souvent servie,

Drapier de son état, mais poète en sa vie !

RENATO.

Çà, ne nous fâchons pas le jour où je m’en vais.

Pourquoi lire en mon cœur, puisque je suis mauvais ?

Un baiser, et que Dieu te préserve d’intrigues !

VANINA.

Si j’allais t’oublier pendant que tu navigues,

Et trouver quelque nuit trop grande la maison ?

RENATO.

La petite Nina rêve de trahison ?

VANINA.

Ta galère est à l’ancre et les brises mutines

Ne gonflent pas encor ses deux voiles latines.

Réfléchis.

RENATO.

Quelle enfant !

VANINA.

Je n’ai que dix-huit ans,

Mais un homme vous fait coquine en peu de temps.

RENATO.

Pas toujours. Ça dépend.

VANINA.

Je suis belle, prends garde.

Quelquefois en passant Véronèse regarde

Ce visage semblable aux portraits anciens.

RENATO.

Un peintre !

VANINA.

Les bourgeois et les patriciens

S’arrêtent tout à coup, lorsque je monte en barque.

RENATO.

Que d’orgueil pour un peu de jambe qu’on remarque !

VANINA.

Je plais aux sénateurs.

RENATO.

En voyant ta douceur.

Ils songent à leur mère, ils songent à leur sœur.

VANINA.

Ils songent à Vénus.

RENATO.

Paroles de jactance.

VANINA.

Ne pars pas, ami cher, tu vas perdre à distance ;

En amour, en peinture, on juge mieux de loin.

RENATO.

C’est vrai.

VANINA.

J’entends souvent la guitare à ce coin.

Le soir, quand Renato, fier d’un succès facile.

Soumet les vers qu’il fait à son maître imbécile,

Je me distrais.

RENATO.

Tant mieux.

VANINA.

Un page, beau garçon,

Sous ma fenêtre, ici, murmura une chanson,

Qui monte jusqu’à moi, roulée en arabesque,

Pareille au liseron de ce balcon mauresque.

RENATO.

Tu veux me retenir, conteuse de romans.

VANINA.

Attends, et tu verras.

RENATO.

Je peux partir, tu mens.

VANINA, désignant sa maison.

Porte sur la lagune et porte sur la place.

Maison à double seuil, maîtresse à double face.

RENATO.

J’ai confiance en toi.

VANINA.

Vers dix heures parfois

L’homme s’aposte là.

RENATO.

Je reviens dans six mois ;

Qu’il pleure sa complainte.

VANINA.

Oh ! la complainte est leste.

Moins vive est la chanson qu’un jeune écolier d’Este,

L’an passé, disait là, debout dans son bateau.

RENATO.

Ton ménestrel, c’est lui peut-être ?

VANINA.

Un grand couteau

Lui pend à la ceinture, et je tremble.

RENATO.

Misère ! Va-t’en faire dodo, mignon, sous ton rosaire.

Tout près du bénitier, voisin des saints rameaux ;

Et que le doux Jésus daigne apaiser tes maux.

Sois au Nazaréen qui souffrit sur la terre.

Je te pardonnerai ce divin adultère.

Bonne nuit.

VANINA.

Réfléchis.

RENATO.

Adieu, cœur malveillant.

Désignant les fleurs de son corsage.

Ne perds pas mes œillets en te déshabillant ;

Ils viennent de Myrrha, la folle bouquetière

Qui, prête à nous laisser ravir sa jarretière,

Vend ses fleurs et son corps sous les arches des ponts.

VANINA, jetant ses fleurs.

Les voilà, tes œillets.

RENATO.

Tudieu ! nous nous crispons.

Infortuné bouquet, il s’était fait passage

Entre les seins émus qui tendent ton corsage.

Tant pis !

VANINA.

Adieu.

RENATO.

Bonsoir.

VANINA.

Ne sois pas si joyeux.

Te prendre, c’était bien, mais te trahir, c’est mieux.

Elle entre dans la maison.

 

 

Scène IV

 

LAZZARO, RENATO

 

LAZZARO.

Encore ici ?

RENATO.

Mon cher, nous nous querellions presque.

LAZZARO.

Ah bah !

RENATO.

Elle devient jalouse et romanesque,

Et ces pauvres œillets jetés là sont témoins

Qu’elle n’accepte plus que je l’aime un peu moins.

LAZZARO.

Une scène, Nina ?

RENATO.

L’ombre crépusculaire

Ne cachait pas ses yeux de madone en colère.

L’âpre accent de sa voix, je l’entends, et tu vois

Un sacripant charmé du son de cette voix.

LAZZARO.

Charmé ?

RENATO.

Je te surprends.

LAZZARO.

Quelque peu.

RENATO.

La vilaine

Redressait en raillant son corps de marjolaine.

Elle me méprisait, mais c’était ravissant.

LAZZARO.

Et Thérèse ?

RENATO.

Je crois que son astre descend.

LAZZARO.

Çà, nous abandonnons l’infante de Galice !

RENATO.

Peut-être.

LAZZARO.

Un doux profil.

RENATO.

J’en conviens.

LAZZARO.

Sans malice,

Ce serait en voyage un gentil compagnon.

RENATO.

Oui.

LAZZARO.

Pas gênant.

RENATO.

C’est vrai.

LAZZARO.

Tout en elle est mignon,

Mince, fragile, elle est de la petite espèce.

RENATO.

Elle arrange assez bien sa chevelure épaisse.

LAZZARO.

Le doge est son parrain.

RENATO.

J’aime son œil très fier.

LAZZARO.

Et le reste ?

RENATO.

Inconnu. J’ai vu sa jambe hier,

En montant derrière elle un escalier commode.

Elle était fine et ronde, une jambe à la mode.

LAZZARO.

Et tu raillas peut-être à l’heure des aveux

Le mollet de Nina que tu vois quand tu veux ?

RENATO.

Son mollet est pourtant celui que je préfère.

LAZZARO.

Tu l’aimes, ta petite.

RENATO.

À quoi bon m’en défaire ?

Nina, c’est beaucoup mieux qu’un caprice à minuit.

Ce n’est pas le bonheur accidentel, fortuit...

LAZZARO.

Le casuel enfin.

RENATO.

Vanina, c’est mon fixe.

LAZZARO.

Bref, qu’as-tu décidé ? Ta tendresse est prolixe,

T’en vas-tu ? Restes-tu ?

RENATO.

Je suis fort hésitant.

LAZZARO.

On t’aime : pars tranquille.

RENATO.

Elle avait à l’instant

Certains regards coquets et des airs de bravade

À faire réfléchir un homme qui s’évade.

On est vite trahi.

LAZZARO.

Très vite, je le sais.

Mais Vanine est fidèle et Renate insensé.

RENATO.

Je sens pousser ce soir des cornes sur ma tête.

LAZZARO.

Erreur ! Mais n’en sois pas trop affligé, poète.

Cet ornement sied bien aux écrivains pressés.

Sans parler des malins que leur femme a lancés,

Le déshonneur vous sert, et les dames perverses

Vous lisent davantage, en sachant vos traverses.

RENATO.

Sois sérieux, mon cher.

LAZZARO.

Je suis très convaincu.

Si tu veux arriver, tâche d’être cocu.

RENATO.

Tais-toi, je m’en vais l’être.

LAZZARO.

Alors, ta gloire est proche.

RENATO.

Vieux cornard, tu n’es pas célèbre, sans reproche.

LAZZARO.

J’ai parlé d’écrivains.

RENATO.

Autour de la maison,

Il souffle cette nuit un vent de trahison.

Je reste.

LAZZARO.

Mais pars donc, elle est sage.

RENATO.

Qu’importe ! –

Je sais qu’un muguet chante en face de sa porte.

LAZZARO, vivement.

C’est faux.

RENATO.

Je le tiens d’elle.

LAZZARO.

Allons donc.

RENATO.

Des couplets.

Quand je ne suis pas là, grimpent à ses volets.

LAZZARO.

Un rival dangereux serait plus taciturne.

RENATO.

Sans doute, mais...

LAZZARO.

Quel est ce mendiant nocturne.

RENATO.

Une femme, mon cher, ne vous dit jamais tout.

LAZZARO.

C’est peut-être un oiseau ; nous sommes au mois d’août,

Et l’amour fait chanter le soir après les brouilles

Le nid des rossignols aux gueules des gargouilles.

RENATO.

C’est quelque marjolet du quartier.

LAZZARO.

Le mignon

Gazouille sur la place et non sur le pignon.

RENATO.

Homme ou petit oiseau, qu’il vienne et recommence.

LAZZARO.

Aurais-tu le désir d’écouter sa romance ?

RENATO.

Peut-être bien.

LAZZARO.

Jaloux ?

RENATO.

Je ne suis pas jaloux,

Mais je suis curieux.

LAZZARO.

Tu veux comme un époux

Surprendre le racleur sous ce balcon de pierre ?

RENATO.

Conseille-lui toujours d’apporter sa rapière.

LAZZARO, vivement.

Je ne le connais pas, mais je le lui dirai.

RENATO.

Dans une heure, il sera là.

LAZZARO, à part.

Gueuse !

RENATO.

J’y serai.

LAZZARO, prêt à sortir.

Moi, je n’y serai pas.

À part.

Assez de filles jeunes.

RENATO.

Tu me quittes ?

LAZZARO.

Bonsoir. L’eau pure et quelques jeûnes

Me sont recommandés par un grand médecin.

Et j’accompagne un moine ivrogne au Mont-Cassin.

RENATO.

Tu plaisantes.

LAZZARO.

D’honneur, je pars.

À part.

Petite infâme !

À Renato.

Ah ! voyager, Ziani, changer d’air et de femme ;

Ne plus voir les objets qu’on avait sous les yeux ;

Voir des hommes nouveaux qui ne valent pas mieux,

Mais qui semblent meilleurs ; paraître et disparaître ;

Voguer comme un forban, chevaucher comme un reître ;

Voir des villes, des monts, des prés, des châteaux-forts ;

Et posséder, les soirs où nous sommes très forts,

Dans des lits inconnus, en rêvant d’amours neuves,

Des vierges quelquefois, et fréquemment des veuves. –

Vive dona Thérèse et vive Santiago !

RENATO.

Pas si vite, mon cher.

LAZZARO.

Bah ! pense au fandango,

Pense aux dominicains, aux grelots, aux infantes

Qui s’en vont à la messe en jupes trop bouffantes ;

Enfin, pense à l’Espagne où grave et décoiffé

Le mendiant se chauffe à des auto-da-fé.

RENATO, ébranlé.

C’est un pays de gloire et de chevalerie.

LAZZARO.

Certes.

RENATO.

On y fait des vers.

LAZZARO.

Et l’amour, je parie. –

Là-bas, tu chanteras le Cid...

RENATO.

Lara, Guzman...

LAZZARO.

Inès, dont je rêvais d’écrire le roman.

RENATO, frappé.

Inès de Castro ? Tiens.

LAZZARO.

La Morte couronnée,

La sombre Inès.

RENATO.

Rencontre étrange, inopinée,

Aujourd’hui je pensais à ce sujet.

LAZZARO.

Menteur.

RENATO.

Ah ! tu me juges mal, mon cher...

LAZZARO.

Comme un auteur.

Va, ne te gêne pas.

RENATO.

De Castro, cela sonne.

LAZZARO.

Voler un inconnu, c’est ne voler personne.

RENATO.

Neuf heures, mon ami, s’envolent d’un clocher,

Et je n’ai pas le temps ce soir de me fâcher.

Nous causerons plus tard des choses que je vole.

Au revoir.

LAZZARO.

Où cours-tu, poète bénévole !

RENATO.

Chez doña Thérèse.

LAZZARO.

Ah !

RENATO.

Et je la suis joyeux,

Si je crois qu’un bonheur est au fond de ses yeux.

LAZZARO.

Et si tu crois que non ?

RENATO.

Alors plus d’équipée ;

Je reviens très jaloux, et gare aux coups d’épée !

LAZZARO.

Approuvé. Va-t’en vite, elle meurt de langueur.

RENATO.

Je mets à mes talons les ailes de mon cœur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LAZZARO, VANINA

 

VANINA, de la fenêtre.

Bonjour.

LAZZARO, avec humeur.

Ah ! vous voilà.

VANINA.

Bonsoir.

LAZZARO.

Que Dieu vous garde.

VANINA.

Tu me tournes le dos ?

LAZZARO.

Oui.

VANINA.

Quand je te regarde ?

LAZZARO.

Surtout.

VANINA.

Vas-tu longtemps parler incognito ?

Mouvement de Lazzaro.

Tu pars ?

LAZZARO.

Pour un voyage.

VANINA.

Un voyage en bateau.

LAZZARO.

Non, j’ai le mal de mer. Le flot qui me bouscule

Fait monter vers mon cœur mon dîner qui recule.

J’irai pédestrement avec ces brodequins,

Comme vont les manants et les républicains.

Ce serait une ivresse en vos nuits tropicales

D’entendre gazouiller mes lèvres musicales ;

Mais la place est mauvaise et je crains les jaloux.

VANINA.

C’est l’heure où les amants pires que les filous

Molestent les chanteurs.

LAZZARO.

Oui, j’ai peur qu’on m’assomme,

Ma vie est en danger et je reste honnête homme.

VANINA.

Que peux-tu redouter ?

LAZZARO.

La dague d’un rimeur.

Car vous m’avez trahi. Quoique bon escrimeur,

Je préfère la fuite.

VANINA.

Amoureux de carême.

LAZZARO.

Je ne veux pas souffrir la colique suprême.

Si je tombais drapé dans ce vieil oripeau,

Je n’irais pas au ciel : donc, je tiens à ma peau !

VANINA.

Tu ne m’adores plus ?

LAZZARO.

Avant tout, je suis pleutre.

Ne guettez pas ce soir la plume de mon feutre.

C’est inutile.

Vanina quitte la fenêtre et descend.

VANINA.

Ainsi, je ne te verrai point

La guitare à la main ou la rapière au poing ?

LAZZARO.

J’entreprends à minuit mon voyage pédestre.

Suivi d’un échanson, précédé d’un orchestre.

Car après chaque étape, aux accents d’un concert.

Je boirai lentement, comme un vin de dessert.

Le lacryma-christi que parmi mes commandes

J’avais pris pour pousser quelques gâteaux d’amandes.

VANINA.

L’as-tu payé, ce vin ?

LAZZARO.

Innocente ! J’ai dit

Que j’étais amoureux et l’on m’a fait crédit.

VANINA, le congédiant.

Va.

LAZZARO.

Je vais, et Ziani, Ziani qui vous soupçonne,

S’il rôde sous ces murs, n’y trouvera personne.

VANINA.

Tant pis.

LAZZARO.

Vous espériez ?...

VANINA.

L’empêcher de partir.

LAZARRO.

En me faisant tuer.

VANINA.

Quel détail !

LAZZARO.

Sans sortir.

Vous pourrez de là-haut, pour finir cette histoire.

Voir sa barque à trois mâts doubler le promontoire.

VANINA.

Je me moque de toi, je me moque de lui ;

Et je me vengerai.

LAZZARO.

Demain, pas aujourd’hui.

VANINA.

Ce soir.

LAZZARO.

Bigre !

VANINA.

Un galant, si Renato s’absente,

Fermera d’un baiser ma bouche gémissante.

LAZZARO.

Bravade, mon toutou.

VANINA.

Pas de mot familier.

LAZZARO.

Je ne vous savais pas céans de cavalier.

VANINA.

Je frapperai du pied le pavé de Venise.

LAZZARO.

Sa lagune.

VANINA.

Qui sait ?

LAZZARO.

Que ton cœur s’humanise !

J’étais gris tout à l’heure en vantant tes appas.

VANINA.

Tu parles de pays que tu ne connais pas.

Ma mère m’a Lien faite, et sot qui se dérobe.

Quand je suis sur le point de dégrafer ma robe.

LAZZARO.

Aux passants attardés ferez-vous les yeux doux ?

VANINA.

Peut-être. C’est facile.

LAZZARO.

Aux autres, pas à vous.

Puis ce coin est désert.

VANINA.

Rapides sont nos chutes.

J’aurai dix amoureux en marchant cinq minutes.

LAZZARO.

Quand on n’a pas de chance, il faut trotter longtemps.

Et j’ai grand’peur pour vous malgré vos dix-huit ans.

VANINA.

Oui-dà !

LAZZARO.

Vous n’avez pas encor de clientèle.

VANINA.

Oh !

LAZZARO.

Et les hommes sont exigeants.

VANINA.

Bagatelle.

LAZZARO.

Tu ne sais pas, enfant, comme il est malaisé

D’offrir aux promeneurs son corps inapaisé.

VANINA, ôtant sa mantille et découvrant ses épaules.

Avec des yeux pareils ?

LAZZARO.

Et quoique dévoilée,

Vous resterez ce soir, madame, immaculée.

VANINA.

Non.

LAZZARO.

Vous échouerez.

VANINA.

Non.

LAZZARO.

Parce que...

VANINA.

Sois plus clair.

LAZZARO.

Vous êtes vertueuse, et vous en avez l’air.

VANINA.

Eh bien ! nous allons voir.

Elle fait un mouvement pour sortir.

LAZZARO.

Renonce à l’entreprise,

Et demeure au logis, Messaline incomprise ;

Tu n’y rentrerais pas au bras d’un compagnon.

VANINA.

Monsieur est un expert ?

LAZZARO.

J’ai l’œil d’un maquignon.

VANINA.

Tu fus trahi pourtant.

LAZZARO.

Va, petite nonnette,

Tu reviendras bredouille avec ta face honnête.

Si moi, je sens le vin, toi, tu sens la vertu.

L’honneur en toute chose est l’obstacle, vois-tu.

Ta blanche pureté te met en quarantaine.

Et quand tu passeras, courtisane incertaine,

Les gens te salueront de loin, sans approcher ;

Moi seul, ô mon enfant, pouvais te débaucher.

VANINA.

Tous les muguets sont prêts à déranger mon somme.

LAZZARO.

Je te mets au défi de dénicher un homme.

VANINA.

J’aurais l’air effronté, si je le voulais bien.

LAZZARO.

Ça se voit tout de suite, une femme de bien. –

Des libertins tu peux, accoster les gondoles,

Ils ne prennent à bord que d’adroites idoles.

On méprise beaucoup les talents d’amateurs.

C’est du plaisir savant qu’il faut aux sénateurs.

Les hommes à minuit, las de leur malfaisance,

Réclament un amour doublé de complaisance ;

Or, tu dois manquer d’art et de soumission.

Songe aux désagréments de la profession.

La jeunesse n’est rien, et souvent tes pareilles

Jalousent le pouvoir inexpliqué des vieilles.

VANINA.

Nous les valons, mon cher.

LAZZARO.

À l’habileté près.

Plus d’une belle enfant dort sous les verts cyprès,

Pour avoir rencontré des âmes endurcies ;

Et le Seigneur permet que des catins rancies

Au bras de jouvenceaux fassent leurs derniers pas.

Mais regarde-toi donc, tu ne te connais pas ;

Tu traînes ta pudeur comme une maladie ;

Tu refuses déjà ta gorge qui mendie ;

Timides sont tes yeux, et gauches tes façons.

Ton amant t’a donné de mauvaises leçons.

VANINA.

Tu te trompes, Lazzare.

LAZZARO.

Assez d’outrecuidances.

Les amis sont bavards et font des confidences.

Je suis fixé.

VANINA.

Tu mens.

On entend un tonnerre lointain.

LAZZARO.

Va-t’en sur l’oreiller

Poser ce front trop pur que nul ne veut souiller.

Évite, en te cachant sous tes draps de dentelle,

L’orage qui perdrait ta robe en brocatelle.

Rentre, petite, il tonne, et les bravi masqués

Sont les seuls damoiseaux qui rôdent sur les quais.

L’orage redouble.

VANINA.

Je sortirai quand même.

Quelques éclairs. Reculant.

Oh !

LAZZARO.

Le ciel se lézarde.

VANINA.

Je veux me perdre.

LAZZARO.

Entends.

VANINA.

Tant pis ; je me hasarde.

Encore des éclairs.

Dieu !

LAZZARO.

Quel charivari ! Les mariés nouveaux,

Refroidis brusquement, suspendent leurs travaux.

VANINA, sur le seuil ; avec menace.

Je rentre, mais...

LAZZARO.

Bonsoir. En défaisant tes nattes,

Sans doute, il te plairait qu’un joueur de sonates

Chantât sur la terrasse où nous causons tout bas ;

Sans doute il te plairait, en retirant tes bas.

Que Renato Ziani jaloux, quoique bigame.

Étranglât le ténor et lui coupât sa gamme.

Or, tu te coucheras cette nuit sans chanson.

VANINA.

Qui sait ?

À part.

Si je venais en habite de garçon

Sous ma fenêtre, avant que Renato s’embarque.

À Lazzaro.

Je n’attends à minuit aucun seigneur de marque.

Mais le hasard est grand.

LAZZARO.

Et tu crois qu’un muguet

Va surgir ?

VANINA.

Je le crois. Veux-tu faire le guet ?

LAZZARO.

Inutile, ma chère, et je crains les averses.

VANINA.

Je t’en prie.

LAZZARO.

À quoi bon ?

VANINA.

Dieu qui voit mes traverses

Peut jeter à ma porte un amant inconnu

Pour consoler ma peine et baiser mon pied nu.

J’entends l’ami futur qui vient dans la nuit vague ;

C’est un aventurier dont le cœur extravague ;

Comme un oiseau perdu qui se trompe de nid.

Il s’arrête à mon seuil où le malheur finit.

Je ne le connais pas, il ne m’a jamais vue.

Quelques verres de Chypre ont causé sa bévue ;

Mais j’ouvre dès qu’il a soulevé le marteau,

Car il porte l’amour caché dans son manteau ;

Et bientôt nous rions tous deux dans les ténèbres

Des peintres méconnus et des rimeurs célèbres.

LAZZARO.

Beau rêve !

VANINA.

Attends dehors, puisque l’amour te nuit

Jeune homme le matin, mais vieillard à minuit.

Voilà mon Lazzaro.

LAZZARO.

Tu vas t’endormir seule,

Seule comme un curé, seule comme une aïeule.

Demain après l’ennui d’un vertueux sommeil,

Demain sans camarade au lever du soleil,

Tu te réveilleras plus rose, plus robuste,

Tes seins se dresseront frémissants sur ton buste,

Et tu demanderas aux ruffians mal mis

L’éreintement divin que je t’avais promis.

VANINA.

Vieux fat.

LAZZARO.

Au lit !

VANINA.

Je rentre avec la certitude

D’avoir demain les yeux battus de lassitude.

Viens me voir vers midi, je te raconterai.

LAZZARO.

Désolé, mais je file avant l’aube.

VANINA.

À ton gré.

LAZZARO.

Bonne nuit.

VANINA.

Sois tranquille.

LAZZARO.

Ô pudeur !

VANINA, sur le seuil.

Sans rancune.

LAZZARO, à part.

Elle est folle.

VANINA, à part.

Faisons le tour par la lagune.

J’ai gardé mon pourpoint du carnaval dernier.

Elle rentre dans la maison.

 

 

Scène VI

 

LAZZARO, seul

 

Plus d’orage ; maudis ton ami rancunier.

Délace ton corset, ferme la porte au pêne.

Et repose en dormant ton cerveau plein de peine.

Je sais ton innocence, et comme avec mépris

Tu m’aurais repoussé, si je m’étais mépris.

Choisis pour partenaire un damoiseau novice ;

Sans doute un moins méchant t’aurait rendu service.

Moi, j’aime à voir pleurer, car je suis endurci.

Un silence.

Va, ce n’est pas la peur qui me chasse d’ici ;

J’ai fait des trous sanglants avec ma lansquenette

Et, le premier jadis devant Barcelonnette,

J’ai mis l’échelle au mur et grimpé sans cuissard.

J’avais dans mon pourpoint les sonnets de Ronsard ;

Et la balle d’un gueux, hasard ou préférence,

Tomba sur les quatrains du poète de France.

Le soldat fut sauvé par un livre de vers.

Depuis lors médecin, bravo, frère convers,

Artiste très obscur et cocu très illustre,

J’ai promené partout ma carcasse de rustre.

Mais las d’errer parmi tant de gens accouplés,

J’attends le soir que Dieu promet aux accablés

Où je me coucherai mort, entre deux bougies.

Encor quelques chagrins, encor quelques orgies,

Et puis je crèverai comme un pauvre animal,

Ayant beaucoup souffert et fait un peu de mal.

Je rendrai ma belle âme au Seigneur magnanime,

Et je ne serai plus qu’un squelette anonyme.

On entend quelques paroles d une chanson éloignée.

Tiens, des étudiants et des femmes sur l’eau.

Le chant cesse.

Quelque baiser sans doute interrompt le solo.

Sous les ponts byzantins que la lune découpe,

Près des blancs escaliers, ils passent en chaloupe,

L’amour va chiffonner les jupes de gala.

Un de ces écoliers devrait s’arrêter là.

Paraisse une guitare entre les bras d’un homme !

Et je laisse apporter, afin qu’on les consomme,

Les truffes du Piémont et les vins de l’Etna

Que j’aurais savourés en embrassant Nina.

Regardant de tous les côtés.

Personne. Rien d’humain, hormis mon beau physique.

Caressé par le flot, la lune et la musique,

Le vieux Palais-Ducal rêve d’arrêts de mort.

Regardant la maison.

Si j’étais bon ce soir ? J’ai presque du remord.

Portant la main à son épée.

Ôtons de son écrin ce bijou de Tolède ;

Et restons là, morbleu, puisqu’elle n’est pas laide.

Flamberge au vent, Renate, et nargue des sergents !

Le duel aujourd’hui distrait beaucoup de gens.

Vingt cadavres par nuit, c’est le compte à Venise.

Vive le point d’honneur, quand l’honneur agonise ! –

Hélas ! les coups d’estoc tentent les plus pouilleux

Et les fils de banquiers deviennent chatouilleux.

Il faut fermer la bouche à la foule trompée,

Tous les fils de voleurs savent tirer l’épée.

Vanina paraît au fond.

Quelqu’un.

 

 

Scène VII

 

LAZZARO, VANINA

 

VANINA, masquée, vêtue d’habits d’homme enveloppée d’une cape ; l’épée au côté, une guitare dans les mains, à part.

Lazzaro.

LAZZARO, à part.

J’ai la berlue.

VANINA, à part.

Avançons.

LAZZARO, à part, regardant la maison.

Sa guitare, ô Vanine, est pleine de chansons !

Sois contente.

VANINA, à part.

J’ai peur.

LAZZARO, allant à Vanina, gravement, sans la reconnaître, en lui montrant la maison.

Dix-huit ans, bien tournée.

Naïve dans l’amour et souvent étonnée,

Des cheveux jusqu’à terre, un œil assez luisant,

Mon cher, pensez à moi ce soir en l’épousant.

VANINA.

Votre nom ?

LAZZARO.

Lazzaro.

VANINA.

Le grand peintre ?

LAZZARO, à part.

Un jeune homme

Charmant, et fait au moule. Allons-nous-en.

VANINA, à part.

Dieu ! comme

J’ai peur ! Ce n’est qu’un jeu, mais je frissonne.

LAZZARO, à part.

Avec

Ce manteau de brigand je ne vois pas son bec.

VANINA, à part.

Il commence, l’instant sacré qui doit m’apprendre

Si Renate est jaloux et peut encor s’éprendre.

LAZZARO, à part.

Voyons si par hasard la porte va s’ouvrir.

 

 

Scène VIII

 

LAZZARO, VANINA, RENATO

 

VANINA, apercevant Renato, à part.

Lui !

RENATO, à Lazzaro.

C’était vrai.

LAZZARO, à Renato.

Tu l’es.

VANINA, à part.

À ton tour de souffrir.

Elle fait vibrer sa guitare.

LAZZARO.

Masque noir, grand manteau, rapière et mandoline,

Venez sous les balcons dès que le jour décline !

D’inavoués désirs et de sourdes rancœurs,

Quand la lune paraît, sortent de tous les cœurs.

VANINA, chantant sous sa fenêtre, en s’accompagnant de la guitare.

Je suis un homme triste.
Un pauvre guitariste
Que tout abandonna ;
Mais au lit, Vanina,
Je suis un grand artiste ;
Je vaux Palestrina.

Le chant cesse, l’accompagnement continu.

RENATO, à Vanina.

Silence, ou sur ton front je brise ta guitare.

VANINA, à Renato.

Des menaces ?

Chantant.

Ma fortune est modeste
Car les écoliers d’Este
Sont humbles damerets.

RENATO, interrompant.

Mon maître !

LAZZARO, à Renato.

Il va prendre un catarrhe.

Laisse-le donc chanter.

VANINA, chantant.

Ma fortune est modeste...

RENATO, interrompant.

Assez !

Vanina fait vibrer sa guitare.

Tu te tairas.

VANINA, à Renato.

Bientôt, quand je serai dans ses bras.

RENATO.

Dans ses bras ?

LAZZARO.

Gourmand !

VANINA, chantant.

Ma fortune est modeste.
Car les écoliers d’Este
Sont humbles damerets.
Mais j’ai des baisers prêts.
L’amour fini, je reste ;
J’aime à causer après.

RENATO, interrompant.

Assez.

VANINA, à Renato.

Plus loin, ta voix est discordante.

Ma Vanina se pâme aux baisers de l’andante.

LAZZARO, à Renato.

Tu troubles son bonheur.

RENATO.

Je gâte un rendez-vous.

VANINA.

Oui.

RENATO.

C’est ma maîtresse.

VANINA.

Ouais !

Elle fait vibrer sa guitare.

LAZZARO.

Moins de brait, plus de coups,

Sinon vous allez faire, ô têtes idiotes.

Surgir un podestat suivi de stradiotes.

RENATO, désignant la fenêtre de Vanina.

Elle a posé sa lampe à côté du carreau.

VANINA, à Renato.

Va-t’en.

LAZZARO, à Renato.

Va-t’en.

RENATO, à lui-même.

Va-t’en ?

VANINA, chantant[1].

Tourne l’espagnolette.
Je chante à l’aveuglette,
Crotté comme un archer ;
Mais si tu veux pécher.
Je ferais ma toilette
Avant de me coucher.

Le chant cesse. L’accompagnement continue.

RENATO, à Vanina.

Chante, godelureau !

Tu ne dormiras pas ce soir à côté d’elle.

Je la trahis, mon cher, mais elle m’est fidèle.

VANINA, à Renato.

Tu la trompes ?

LAZZARO, à Vanina.

C’est vrai, mais il y tient...

RENATO.

Fort peu.

VANINA, à Renato.

Tu la trompes ? Prends garde, elle écoute.

RENATO, à Vanina.

Oui, morbleu !

Je la trompe.

LAZZARO.

Souvent.

RENATO.

Souvent.

LAZZARO.

Tous les dimanches.

VANINA, à part.

Je n’ai plus qu’à mourir.

À Renato, lui montrant une clef.

Ta belle a des revanches.

Mon cher, voici sa clef...

RENATO, avec défi.

Entre alors.

LAZZARO, à Vanina.

Sois plus bref.

VANINA, se dirigeant vers la porte.

Merci.

LAZZARO, retenant Renato.

N’agite pas les cornes de ton chef.

RENATO, barrant la route à Vanina.

Il faut qu’il meure.

VANINA, à Renato.

Il faut que Nina m’appartienne.

RENATO, dégainant.

Eh bien ! j’aurai ta vie...

VANINA, dégainant à son tour.

Ou je prendrai la tienne.

LAZZARO, les séparant.

Point de sang.

RENATO, à Lazzaro.

Point d’avis.

À Vanina.

Défends-toi.

VANINA.

Je t’attends.

RENATO.

Ta fauvette en ton cœur se taira pour longtemps.

Ils croisent le fer.

LAZZARO, à Renato.

Tu ne le tueras pas ! Quand monsieur par fortune

Vient te débarrasser d’une femme importune.

Tu veux l’exterminer, ingrat !

RENATO, gravement, à Vanina.

Mille pardons.

Il remet l’épée au fourreau.

LAZZARO.

La fille est ennuyeuse et nous vous la cédons.

RENATO.

Je sais par le menu comment elle est bâtie.

Bonsoir.

LAZZARO.

Excusez-nous.

VANINA, à Renato.

Tu quittes la partie ?

LAZZARO.

Tous nos remerciements.

RENATO.

Prends soin de son bonheur.

VANINA, à Renato.

Reste et sors ton épée.

RENATO.

Elle est en bois, seigneur.

VANINA.

Au fait, les Arlequins pour sabres ont des battes,

Et je peux t’insulter sans peur que tu te battes.

LAZZARO.

Bravo.

RENATO, à Vanina.

Délivre-moi.

VANINA, à Renato.

Tu paieras tes lazzi.

RENATO.

Je suis rassasié de ce plat, goûtes-y.

VANINA, lui jetant son gant au visage.

Tiens, lâche !

RENATO, dégainant.

Tu le veux.

VANINA.

Enfin !

RENATO.

Moi, lâche, en garde !

Je ne tremblerai pas.

VANINA.

Parce qu’on te regarde.

LAZZARO.

Un poltron avisé n’est poltron qu’en secret.

VANINA.

Et si tu décampais ton ami le dirait.

Ils croisent le fer une seconde fois. La lune s’est voilée, l’obscurité est complète.

RENATO.

Heureux homme, bientôt tu vas jouir paisible

De l’immense bonheur de n’être plus nuisible.

VANINA.

Imprudent.

LAZZARO, les séparant.

Halte-là ! Les cieux ne sont plus clairs.

RENATO.

Nos fers en se heurtant jetteront des éclairs.

LAZZARO.

Eh bien ! égorgez-vous et que l’ombre aux longs voiles

Vous prête son linceul que Dieu broda d’étoiles.

RENATO.

En garde.

LAZZARO, à Vanina.

Entre avec lui dans l’éternel sommeil.

VANINA.

Qu’ils viennent ces longs jours qui n’ont pas de soleil !

Je mourrai sans remords, mon âme n’est point fausse.

Elle fait un signe de croix.

LAZZARO, à Vanina.

Et Vanina demain te suivra dans la fosse.

On couchera l’amante à côté de l’amant,

Et vous serez unis jusqu’au grand Jugement.

RENATO, à Vanina, reprenant le combat.

Es-tu prêt, bon chrétien ?

VANINA.

En baisant ce rosaire,

De mon premier amour je bénis la misère.

Elle jette son chapelet et attaque Renato.

À toi.

RENATO, ripostant.

Tiens.

VANINA, lâchant son épée et chancelant.

Je meurs.

RENATO.

Chante.

VANINA, tombant.

Adieu, Renate, adieu.

Elle tombe, son masque se détache, ses cheveux se déroulent ; la lune reparaît et illumine son visage.

RENATO.

J’ai tué Vanina !

LAZZARO.

La justice de Dieu.

VANINA, à Renato.

Tu me trompais, ami, je ne pouvais plus vivre.

LAZZARO.

Tonnerre !

RENATO.

Tu vivras.

VANINA.

Adieu, je te délivre.

Elle meurt.

RENATO.

Vanina !

On entend une marche joyeuse qui s’approche.

LAZZARO.

Son souper qu’on apporte en chantant.

RENATO.

Elle est morte, Nina ! Morte, entends-tu ?

LAZZARO.

J’entends.

À Vanina, étendue et immobile.

Va, ne regrette rien, petite aux longues tresses ;

Il dira ton histoire à ses autres maîtresses.

Car il est de la race ingrate des rimeurs.

Et grâce à ses beaux vers, ô pure enfant qui meurs,

À travers le cercueil où ses mains t’auront mise.

Les gais Vénitiens te verront en chemise.

RENATO.

Je suis un malheureux, je suis un criminel.

LAZZARO, à Vanina.

Plains-toi de cette vie à ton Dieu paternel.

Va, ne regrette rien ; toujours, malgré leurs flammes,

Les hommes ont menti sur la bouche des femmes ;

Et le temps d’un bonheur est si vite fini.

RENATO.

Pardonne-moi, Nina.

LAZZARO, à Renato.

Le duel est puni.

Emportons l’enfant mort et cachons les rapières.

RENATO.

Une larme d’amour mouille encor ses paupières.

LAZZARO.

Et l’indignation ferme son poing crispé.

RENATO.

Elle m’était fidèle.

LAZZARO.

Elle t’aurait trompé.


[1] Ce couplet peut être remplacé par l’un des précédents.

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